La Ferme Béer Shéba : l'agroécologie au coeur du Sahel
Régénérer une agriculture naturelle, sans engrais chimiques ni pesticides, et montrer que la production est supérieure à celle de l’agriculture conventionnelle au Sénégal, c’est le projet de la Ferme Beer Shéba. Un miracle en plein Sahel ? De toute évidence, un véritable changement de paradigme.
Lorsque l’on se rend à la Ferme Beer Shéba, située à 20 km de Mbour près du village de Sandiara, on traverse un paysage désertique. Seuls de valeureux baobabs et quelques troupeaux de vaches et de chèvres colorent l’horizon. Dans cet environnement aride et hostile, où la terre est comparable à du ciment, il est difficile de croire qu’en seulement quelques années, tant de verdure et de vie aient pu voir le jour. « Au début, il n’y avait rien, ces terres étaient réputées maudites par les villages alentours. Mais lorsque je suis venu ici, j’ai eu une vision incroyable : j’ai vu des arbres, des gens qui dansent, de la vie. C’est là que tout a commencé… », raconte Éric Toumieux, pasteur au Sénégal depuis de nombreuses années. « Les débuts n’ont pas été faciles. Il a fallu forer à 106 mètres de profondeur pour finalement atteindre une source d’eau parfaitement douce. Le niveau statique est ensuite remonté à 21 mètres. » Quinze ans plus tard, les équipes de la ferme pompent en moyenne 100 mètres cube d’eau par jour pour arroser leurs cultures et le niveau n’a pas bougé. C’est ainsi qu’est née « l’histoire d’une Bonne Nouvelle » : Beer Shéba, ou « puits du serment »[1] en hébreu. En formant de nombreux étudiants aux techniques de la permaculture et de l’agroforesterie, ce centre de ressources agricoles pour jeunes fermiers nous montre qu’une autre agriculture est possible. Depuis 2012, de jeunes fermiers venus de toute l’Afrique sont sélectionnés pour assister à la formation. Durant 11 mois, ceux-ci disposent d’une parcelle qu’ils cultivent en payant l’eau et les semences. Beer Shéba leur rachète ensuite tout ce qu’ils produisent au prix du marché local (Mbour).
« L’année dernière, un de nos étudiants a, en l’espace
de quatre mois, sans aucune utilisation de produits chimiques, gagné plus de
500.000 francs CFA (soit 750 euros) grâce à la production de sa petite parcelle
! », déclare fièrement le coordinateur du projet.
Régénérer naturellement les espèces
Pour contribuer à reverdir
le Sahel, Beer Shéba enseigne à ses étudiants une technique particulière d’agroforesterie
inspirée d’un fermier zimbabwéen dont le but est de protéger les espèces
existantes tel que les repousses des souches d’arbres et les petits arbustes et
de les encourager à grandir.[2]
« Pratiquer la reforestation
intensive aurait coûté très cher sans résultats garantis. La terre est trop
compacte pour que les racines s’y développent. À la place, nous avons
décidé de miser sur les semences qui ont survécu à la saison des pluies et de
les stimuler », explique Éric. Cette technique, appelée régénération naturelle
assistée, a déjà fait ses preuves sur le site : plus de 60.000 arbres se
sont régénérés naturellement sur les 100 hectares du domaine.
Champs de Moringa dont on extrait les précieuses poudre (feuilles) et huile (grains). © Brieuc Debontridder |
Paillage, compost et termites, le cocktail gagnant
Pour produire légumes et
céréales, Beer Shéba recourt aux techniques de la permaculture, cherchant à
tirer profit des relations réciproques des espèces peuplant ses terres. « Alors que la terre n’avait jamais été
cultivée auparavant, on produit
aujourd’hui en moyenne quatre tonnes de céréales à l’hectare, au lieu d’une
tonne pour les paysans de la région. Et je pense qu’on peut arriver à huit
ou neuf tonnes au fil des années. », estime Éric. « La permaculture permet de créer son propre
sol, à partir de compost et de paillage, que les termites décomposeront en
humus. Quel que soit le sol, ça marche », affirme le pasteur. « La
richesse de n’importe quel système agricole ou forestier, c’est son sol. Un sol
dans lequel la matière organique meurt et revit sans cesse. »
Pour « créer » leur
sol, les élèves de Beer Shéba étalent du compost sur leur parcelle, qu’ils
recouvrent ensuite de paillage : le paillage protège contre la
solarisation et le dessèchement, le compost, riche en bactéries et en
champignons, protège des attaques d’insectes.
Quant aux termites,
considérées comme l’ennemi numéro un du paysan au Sénégal, elles deviennent en
permaculture un véritable allié. De la même façon que les vers de terre en
Europe aèrent le sol et transforment la matière organique en humus.
« Un fermier
traditionnel a l’habitude de se lever le matin en disant : tiens, je vais tuer
qui aujourd’hui ? Les cochenilles, les mouches blanches, les
termites ? Un permaculteur se lève le matin en disant : comment je
vais attirer un maximum de vie dans mon champs ? »
Le responsable permaculture explique les associations de cultures © Brieuc Debontridder |
Selon les spécialistes de Beer Shéba, il y aurait dans la nature un ratio de 1500 « bons insectes » pour un seul mauvais. La culture conventionnelle basée sur les pesticides de synthèse et les fertilisants chimiques aurait-elle atteint ses limites ? Depuis quelques années, de nombreux experts s‘inquiètent face à notre dépendance à un système agricole énergivore et destructeur, dont même les rendements semblent prendre une courbe décroissante. « Cette agriculture repose sur ce qu’il s’avère être une illusion d’un pétrole pas cher. Il faut actuellement 600 litres de pétrole pour produire une tonne de blé », argumente Éric. « Il y a du pétrole dans les fertilisants, les pesticides, les moissonneuses batteuses… » La permaculture, souvent perçue comme « alternative » ou « réservée aux urbains en mal de nature », s’avère pourtant être une agriculture extrêmement productive dont on ne connaît pas encore les limites. Rappelons qu’aujourd’hui, l’agriculture paysanne nourrit 70% de la population mondiale.[3]
De bonnes bactéries en guise de vaccins
Beer Shéba est avant tout connu pour sa poudre de Moringa, arbre de vie source de nombreuses vitamines, ainsi que pour ses délicieuses viandes, devenues célèbres sur les marchés. Ces viandes et charcuteries constituent d’ailleurs près de la moitié des sources de revenus de la ferme. Le secret de ces viandes tendres et goûteuses ? Un élevage sain sans vaccins, qui respecte les écosystèmes naturels. À Beer Shéba, les animaux sont élevés sur un sol forestier recréé à partir de bactéries issues d’eau de riz fermentée ou de l’acide lactique du lait. Ces bactéries sont à la fois répandues sur le sol et introduites dans la nourriture des animaux. Résultat, les animaux ne tombent plus malades, les bonnes bactéries prennent le dessus sur les mauvaises, les excréments s’auto-compostent et les odeurs sont éliminées.
« Dans la nature il y a huit fois plus de bonnes bactéries que de mauvaises. Mais si vous élevez des animaux sur du ciment, ils vivront au milieu de leurs excréments et seront donc entourés de pathogènes. », complète Éric.
La preuve en image lors
de la visite de la porcherie, conçue avec une ouverture dans le toit permettant
la bioactivité du sol et la circulation de l’air : les cochons y sont bien
dodus et en forme, sans avoir été vaccinés ou gavés d’antibiotiques. En
prime : ils ne sentent pas mauvais ! « Généralement quand ça sent mauvais, c’est justement parce qu’il y a quelque
chose à réguler… »
La porcherie de la ferme Beer Shéba © Brieuc Debontridder |
Poser les bases de l’agriculture de demain
Le projet Beer Shéba
n’est pas au bout de ses ambitions : un petit hôpital est en train de voir
le jour pour y accueillir les villageois de la région et faire de la
prévention, notamment sur la question du diabète, véritable tueur silencieux
dans le pays : « sur les 8% de Sénégalais
atteints du diabète, seuls 2% en sont conscients. Or, si les gens continuent à
manger du thiéboudienne tous les jours et à boire sucré comme ils le font, ce
chiffre pourrait atteindre les 15% dans les années à venir. »,
s’alarme Éric. « Les Sénégalais mangent un peu comme les Américains
dans les années 70. Il faut que nous agissions pour prévenir cette
tendance. »
Le souhait des équipes de
Beer Shéba, en plus de convaincre les autorités sénégalaises de la pertinence
de leur modèle, est aussi d’inspirer le grand public aux pratiques durables de
l’agriculture et de l’élevage. « Nous
sommes convaincus que c’est notre génération qui doit changer sa manière de
produire et de manger », affirme Éric. Expérimenter, inspirer et former pour que ces techniques se répandent
dans le monde, la mission de Beer Sheba rejoint le mouvement mondial dont le
but est de poser les bases de l’agriculture de demain.
« Nous sommes convaincus que c’est notre
génération qui doit changer sa manière de produire et de manger »
Apolline Stockhem
Photos © Brieuc Debontridder
[2] DIA, Abdoulaye (dir.); Duponnois, Robin (dir.), Le projet majeur africain de la Grande Muraille Verte : Concepts et
mise en oeuvre. Marseille : IRD Éditions, 2010.
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