Le dilemme africain en temps de pandémie mondiale
« Quand le monde nous prédisait le pire, nous étions au travail. »
Felwine Sarr, économiste et écrivain.
Felwine Sarr, économiste et écrivain.
Une pandémie mondiale inédite, aux origines et aux conséquences incertaines, voilà ce qu'affronte depuis quelques mois le monde entier, y compris l’Afrique dont la population se croyait au départ épargnée par ce que beaucoup appelaient une « maladie de Blanc ». Si ce virus méconnu et tant redouté est arrivé tardivement sur le continent africain, après avoir secoué la Chine, l'Europe et les Etats-Unis, il est pourtant en train de s'enraciner progressivement, avec la crainte d'un effet de bombe à retardement.
Alors que les pays européens et américains ont attendu des semaines avant de prendre des mesures drastiques pour protéger la population, la plupart des pays d'Afrique ont réagi très rapidement à la suite de l'annonce des premiers cas « importés », en fermant les écoles et les frontières, et en interdisant les rassemblements de masse. S'en sont suivis dans de nombreux pays l'introduction d'un couvre-feu nocturne très règlementé ainsi que l'obligation du port de masque qui s'installe progressivement sur le continent depuis quelques semaines. Tirant des leçons de ce que les autres continents étaient en train d'affronter et plus « habitués » à réagir à des épidémies graves, les dirigeants des pays africains, ont donc préventivement instauré des mesures strictes destinées à faire barrière au Coronavirus. Mais qui dit faire barrière dit être tenté de faire comme le reste du monde en imposant le confinement total de la population.
Si cette mesure pourrait sembler légitime aux yeux de nombreux experts occidentaux, il n'en reste pas moins difficile de ne pas prendre en compte la réalité du continent. En Afrique, où une grande partie de la population vit au jour le jour, principalement de l'économie informelle, sans avoir le luxe de remplir un frigo pour une semaine, rester confiné à la maison revient, pour beaucoup, à arrêter de travailler et donc à risquer la mort. Pêcheurs, taximans, artisans, tailleurs, commerçants ambulants, mécaniciens, menuisiers pourraient-ils continuer à vivre et à nourrir leur famille, s'il leur était imposé de rester chez eux ? La réponse est sans nulle doute négative. Imposer un confinement total reviendrait à condamner la population à choisir entre tomber malade ou mourrir de faim. Voilà aujourd'hui tout le dilemme auquel sont confrontés les africains, alors que jour après jour, le bilan s'alourdit et les mesures se durcissent. Un dilemme qui s'applique aussi au niveau de l'Afrique entière et de ses dirigeants, aujourd'hui face à un défi majeur : lutter contre le coronavirus tout en parvenant à apporter l'aide alimentaire nécessaire à la survie de millions de familles.
Les mesures imposées et l'augmentation des prix des denrées alimentaires pèsent déjà lourdement sur les populations de nombreux pays : « Il n'y a plus de travail, c'est calme, trop calme. C'est difficile de gagner l'argent pour acheter à manger, et le riz, est devenu plus cher », explique un des nombreux jeunes faisant la file devant la boulangerie d'un quartier de Dakar. Dans le courant du mois d'avril, les autorités sénégalaises avaient pris la décision d'interdire la vente de baguettes dans les petites boutiques de quartiers ne disposant pas de l'agrément officiel pour y vendre du pain. Les baguettes étant souvent emballées dans de simples feuilles de papiers journal (ironie du sort, du papier « recyclé » en provenance d'Europe), ce passage de pain de main à main dépourvu des mesures d'hygiène en vigueur a fait place à une situation contradictoire et d'autant plus problématique : des files de sénégalais amassés devant les boulangeries pour recevoir leur pain du jour.
Tandis que la population s'accroche tant bien que mal pour continuer à vivre en rêvant à de meilleurs lendemains, l'Organisation Mondiale de la Santé renouvelle régulièrement ses inquiétudes et mises en garde à l'égard du continent africain. Le 30 mai dernier, faisant état d'un bilan dépassant le cap des 30.000 contaminations sur le continent, l'instance santé de référence mondiale a rappelé aux états africains de maintenir des mesures fortes pour lutter contre le coronavirus. Celles-ci « ont contribué à ralentir la propagation du Covid-19, mais il demeure une menace considérable pour la santé publique », a décrété dans un communiqué le Dr Matshidiso Moeti, directrice régionale de l'OMS pour l'Afrique. « Si les gouvernements mettent brusquement fin à ces mesures, nous risquons de perdre les gains que les pays ont réalisé jusqu'à présent contre le Covid-19 », estime l'OMS.[1]
D'autant plus que les pays d'Afrique de l'Ouest comme le Sénégal, qui enregistrait jusqu'ici un taux de contagion stable et principalement lié aux cas importés, tendent à faire face à un nouveau phénomène préoccupant : « la transmission communautaire de patients dont la chaîne de transmission est intraçable. » explique le docteur Ousmane Gueye, directeur du Service national de l'éducation et de l'information pour la santé.[2] Rassemblements dans les marchés, non-respect des gestes barrières et du port de masque ou encore transports inter-régions clandestins sont autant de raisons qui peuvent expliquer cette résurgence. C'est pourtant ce qui pourrait s'avérer être un point de non-retour pour les pays concernés, car, « si certains pays sont arrivés au stade quasi incontrôlable de la maladie, c'est parce qu'ils ont eu beaucoup de cas communautaires », déclarait Aloyse Waly Diouf, le directeur de cabinet du ministre de la Santé du Sénégal.[3] Les pays qui voient se multiplier sur leur territoire ces cas communautaires auraient-ils raison de s'inquiéter et d'envisager de se calquer sur l'exemple Européen en imposant le confinement total ?
Au moment où l'OMS pointe toujours du doigts l'Afrique en appelant ses états à « se réveiller » et à « s'attendre au pire », le continent comptabilise pourtant toujours officiellement moins de 2.000 morts contre plus d'200.000 en Europe. L'Afrique, qui pèse 17% de la population mondiale, n'abriterait donc qu'1,1% des malades et 0,7% des morts. Cette très lente progression du virus en Afrique reste encore difficile à expliquer et tiendrait à de nombreux facteurs : climat chaud et sec, faible densité de population, population jeune et résistante, qui se déplace moins. Quoi qu'il en soit, cette résilience apparente n'empêche pas les prévisions gonflées de stéréotypes offertes par les instances internationales, renforçant l'image fataliste d'un continent vulnérable, moins préparé, qui ne pourrait échapper à un scénario dramatique.[4] Cette crise se pourrait pourtant ouvrir une brèche pour les pays africains, les invitant à élaborer leur propre réponse et outils de lutte durables et adaptés. Une nouvelle invitation pour les états africains à « se développer » selon leurs propres modèles, sans se calquer sur le modèle occidental ?
C’est en tous cas la vision l'économiste sénégalais Felwine Sarr, figure émérite du continent, auteur de l’essai Afrotopia (2016) et co-auteur du Rapport sur la restitution des œuvres du patrimoine culturel africain (2018). Pour cet écrivain visionnaire, les états africains doivent se réinventer pour redéfinir leur souveraineté. A l'occasion des 60 ans du Sénégal célébrés le 4 avril dernier, Felwine Sarr s'était exprimé dans un entretien à la BBC en déclarant que « les anciennes puissances coloniales sont parties sans être parties. »[5] Quant à la crise du coronavirus et aux prédictions alarmistes des institutions internationales à l'égard de l'Afrique, elles cristallisent selon l'auteur un afro-pessimisme qui occulte ce qu'il se passe vraiment sur le continent : « Les représentations négatives sur l’Afrique sont si ancrées qu’on ne prend même plus la peine de regarder la réalité. Et quand la réalité présente va à l’encontre des représentations, on les déplace alors dans le temps futur. Même si le continent s’en sort plutôt bien, il faut donc prédire une catastrophe. Tout, sauf admettre que l’Afrique s’en sort face au Covid-19. […] Actuellement, le nouveau narratif est d’affirmer qu’il n’y aura peut-être pas de catastrophe mais que nous allons mourir de faim à cause de la crise économique. Toujours la même image misérabiliste. », dénonce Felwine Sarr dans un entretien à TV5Monde.[6]
Pour l'auteur, c'est justement parce que les « anciens colons » ont toujours une emprise sur le développement des états africains que ceux-ci sont vulnérables face aux crises venant de l'extérieur. Dans une tribune co-signée par l'économiste dans le magazine Jeune Afrique, la crise sanitaire qui secoue le monde est envisagée comme « une opportunité historique pour les Africains, de mobiliser leurs intelligences […], la solidarité […], de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité... » Cette crise sanitaire mondiale sans précédents, marquerait ainsi, selon les auteurs, une certaine « fin de l'histoire »[7] et donc un moment clé pour l'Afrique de réinventer les modalités de sa présence dans le monde... A condition que les bonnes décisions soient prises.
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