A la lisière du bois, je te vois meurtrier, complice du désert

Toubacouta, petit village niché au bord du Sine Saloum au Sénégal, siège de Nébéday, une association locale engagée contre la déforestation. A quelques kilomètres de la frontière gambienne, il y règne une atmosphère calme, de douce harmonie avec la nature, bien loin de la vrombissante capitale dakaroise. C’est en rejoignant Nébéday que j’ai découvert cet endroit bordé d’un côté par un bras du delta du Sine Saloum et de l’autre, par la forêt de Sangako, une des dernières forêts denses de cette partie du pays. Deux écosystèmes que j’ai appris à connaître et à protéger en me ralliant au combat de Nébéday, qui prend tout son sens quand on apprend que la surface déboisée quotidiennement dans le pays atteint les 215 hectares, soit l’équivalent de 300 terrains de football. En 60 ans, le pays de la Teranga a perdu près de la moitié de ses forêts. La conséquence est dramatique pour la survie des populations : avec le recul des surfaces boisées, c’est le désert qui grignote dangereusement du terrain, jour après jour.
Le bureau de l'ONG Nébéday à Toubacouta, bordé de verdure.
Après avoir vécu la saison humide rythmée par ses impressionnantes pluies diluviennes, voilà que, accompagnée d’amis en visite, avides de découvrir cette belle région, je foule le sol du Sine Saloum en pleine saison sèche. Le contraste est saisissant. Le terrain est aride, les chèvres et les vaches ne trouvent plus grand chose à se mettre sous la dent. Il n’a plu que trois mois dans la région et la nature doit maintenant affronter une grande période de sécheresse. Conséquence de la déforestation, les vents de sable en provenance du Sahara deviennent eux aussi plus intenses, poussant toujours plus loin la limite du désert. J’en sentais bien les conséquences à Dakar : poussières, allergies, visibilité réduite. Mais à Dakar, ce n’est pas surprenant, il n’y a plus d’arbre. 
Ce matin là, sur le chemin vers le bureau de Nébéday, le vent s’est soudain mis à souffler anormalement fort, provoquant des tourbillons de sable dans les rues du village, inhabituellement désertes. Les enfants criaient. Les tôles des maisons frappaient. Je n’avais rien pour me protéger le visage de cette poussière envahissante. Arrivée au bureau, je me suis précipitée à l’intérieur pour enfin me mettre à l’abri. Mes collègues semblaient aussi inquiets : « Normalement, les vents de sable ne touchent pas notre région, c’est la première fois que je vois ça. Ca prouve qu’il y a un problème avec nos forêts… Elles ne nous protègent plus comme avant », explique Bouna. Dans l’après-midi, un message de ma Maman, contaminée par le climat anxiogène ambiant en Europe, m’extirpe de mon travail pour m'énumérer les conseils santé contre le Coronavirus. Au même moment, Bouna me surprend, un masque sur le nez pour se protéger de la poussière. Voilà que ce simple geste de protection, que l’imaginaire associe maintenant à une menace sanitaire mondiale, me fait soudainement céder au catastrophisme ambiant. Partout, sur terre se produisent des dérèglements climatiques, me dis-je, et depuis que je suis au Sénégal, je vois des conséquences de près dont il devient désormais difficile de nier l’existence.
Vents de sable sur la ville de Dakar dans la presse © Sene-News, le lundi 24 février 2020.
Après une chaude journée passée cloîtrée à l’intérieur, je rejoins mes amis, partis en pirogue pour la journée. Eux aussi ont souffert des effets de la tempête, réduisant leur visibilité pour admirer la mangrove et les oiseaux. Aventurière dans l’âme, je leur propose une virée nocturne dans la forêt de Sangako pour tenter d’apercevoir les galagos, petits singes aux yeux grâcieux. 
Début du sentier écotouristique de la forêt classée de Sangako © Nébéday
Cette forêt polarise 14 villages et s’étend sur une superficie de 2.443 hectares. Ce sont les chiffres avancés par Bouna lors de sa présentation aux agents des Eaux et Forêts, afin de renforcer la mise en œuvre du Plan d'Aménagement et Gestion forestier participatif, conclu entre l'État et les populations riveraines. Ce système de cogestion divise la forêt en deux séries. La série 1 regroupe les zones qui doivent faire l'objet d’une protection et la série 2 est réservée à une exploitation raisonnée, subdivisée en trois blocs de huit parcelles. Grâce à un inventaire précis, le quota de bois à exploiter chaque année par parcelle est prédéterminé. La campagne d'exploitation dure huit mois. Le reste de l'année, ce sont les activités de protection et de restauration qui prennent le dessus.
La forêt classée de Sangako à la tombée du jour. © Nébéday
Ce soir-là, je n’avais pas toutes ces choses en tête lorsque je suis entrée dans la forêt. Mon objectif était surtout d’apercevoir les galagos. Dans un mélange de peur et d’excitation, nous orientons nos lampes de poche vers les branches des majestueux arbres. D'abord effrayés par des chauves-souris cachées dans les racines d’un baobab, nous poursuivons notre chemin, quand soudain, des petits billes lumineuses apparaissent dans les arbres. Très peureux, les galagos se mettent à sauter de branche en branche, brisant le silence de la forêt endormie. 
Nous continuons à avancer. Bientôt, les primates font place à un autre bruit étranger au calme de la forêt : un son régulier et métallique qui nous laisse sans voix. Les mots de Bouna résonnent soudain en moi : « Il y a de plus en plus de coupeurs clandestins qui contournent les règles et pillent la forêt ». Un craquement suivi d’un bruit sourd nous cloue au sol : la chute d’un arbre. Nous avons attendu, sans bruit, impuissants témoins de ce meurtre d’une soirée, que l’homme finisse par disparaître dans la nuit après avoir chargé « son arbre » sur une charrette. Un geste si rapide pour mettre fin à la vie d’un centenaire en vue d’en faire du charbon ou un meuble chinois. 




Cette scène sonore nous a coupé le souffle autant que la poussière ambiante que le faisceau de notre lampe éclairait en continu nous rappelant les causes de son invasion. Une expérience forte qui m’éclaire encore davantage sur la gravité de la menace que représente le déboisement illégal pour le pays.

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